Assassinat Sparks-Épisode 6

L’église de Hull

Le salon de l’hôtel baignait dans une tiédeur épaisse, saturée d’odeurs de café fort, de pain grillé et d’un soupçon de suie qui s’échappait du foyer. Dehors, l’humidité d’avril plaquait son froid aux vitres, que des rideaux grenat, tirés à moitié, n’arrivaient pas à adoucir. La lumière du matin filtrait à peine, étouffée par les tentures et les flammes pâles des lampes à gaz.

Ce dimanche-là, seuls quelques habitués se trouvaient dans la salle. Ils étaient vêtus de redingotes et avaient le nez plongé dans leurs journaux froissés, concentrés, le front bas. Par moments, le tintement des couverts venait briser le silence poli du lieu.

Robinson et Miss Dupuis s’étaient installés à l’écart, près de l’âtre, où un feu discret crépitait, entretenu plus par habitude que par nécessité. Leur déjeuner était simple : œufs pochés, jambon fumé, pain noir. Robinson versa le café d’un geste lent. Une vapeur épaisse s’éleva aussitôt, troublant l’air chaud de la pièce.

— Tu as mauvaise mine, Thérèse, dit-il en reposant la cafetière. On dirait quelqu’un qui aurait passé la nuit à fouiller dans les archives. Tu ne penses jamais à te faire un peu voir en société ?

— Tu sais bien que je préfère les vieilles coupures de journaux à la compagnie des gens bien habillés.

— Et si on y ajoutait un peu de champagne et quelques soupirants tirés à quatre épingles… tu hésiterais peut-être.

Elle leva une main à sa poitrine dans un faux élan d’indignation, les yeux brillants de malice.

— Voyons, Silas. Je suis une femme mariée. Ce genre de distractions, je les laisse à des âmes plus légères… comme mademoiselle Clarissa, par exemple.

— Ah. Tu as trouvé quelque chose ?

— Son père prêche la tempérance. Elle, elle boit comme un marin et collectionne les hommes comme d’autres les timbres. Du moins, si l’on en croit les bruits qui circulent.

— Voilà qui doit faire tache dans les prêches dominicaux.

— Ce n’est pas tout. On parle d’escapades, d’hôtels, de rendez-vous discrets qui ne le sont pas tant que ça. Et il y a un détail : ses virées les plus tapageuses coïncident curieusement avec les tensions entre son père et Leamy.

— Hm. Et sur cette tension elle-même ? Tu as du nouveau ?

— Tout les opposait. Le nom, la foi, le tempérament, la manière de tartiner le pain. Je suis persuadée qu’ils n’étaient pas d’accord jusqu’au petit déjeuner.

— Un duel à la tartine… original. Mais est-ce que cela a dérapé ? Des échanges musclés ?

— Quelques articles parlent d’éclats, de mots durs. Rien d’officiel. Mais suffisamment pour que l’on comprenne qu’ils se détestaient à plein temps. Leamy semblait le plus vulnérable. Eddy, lui, a l’argent, les relais et des appuis.

— Ce qu’il nous faut savoir, c’est si cette haine est restée dans les mots… ou si elle s’est traduite en actes. En coups. Voire en cadavre.

— Tu as toujours ton sens de la poésie.

— Ce sont tes brillantes intuitions qui m’inspirent, répondit-il en reprenant la cafetière.

Le feu lançait de petites flammèches au fond de l’âtre. Une rafale venue du vestibule fit frémir les rideaux et vaciller les flammes des lampes, jetant des ombres fuyantes sur les boiseries lustrées. Une bouffée d’air plus froid se glissa jusqu’à leur table.

Après un silence, Miss Dupuis redressa la tête, tapota sa soucoupe du bout de l’index, puis dit d’un ton plus grave :

— Je crois qu’il faut s’intéresser à un certain Laviolette.

— Laviolette ? Je ne crois pas avoir entendu ce nom.

— Mais si. Je t’en ai parlé. À la scierie d’Eddy, j’ai rencontré Armand, le contremaître. Lorsque j’ai posé des questions sur ceux qui auraient pu vouloir du mal à Leamy, il m’a donné un seul nom : Laviolette. Il n’aurait pas parlé s’il n’avait pas cru ce nom important.

— Un opposant, donc.

— Pas seulement, répondit-elle en baissant la voix. Peut-être même un suspect.

— Qu’est-ce que nous savons de lui ?

— Peu. Il a travaillé chez Eddy comme comptable autrefois. Aujourd’hui, il est tombé bien bas. Il erre d’une taverne à l’autre, toujours saoul, toujours seul.

— Et tu crois qu’il en voulait à Leamy ?

— C’est ce que je veux découvrir. Il faut lui parler.

— Tu sais où le trouver ?

— Mon cousin peut nous aider.

— Ton cousin ? Je ne savais pas que tu avais de la famille ici.

— Tu ne sais pas tout de moi, Silas… Et, entre nous, il vaut peut-être mieux que certaines choses restent ainsi.

— Dois-je m’en inquiéter ? dit Robinson avec une lueur d’ironie dans l’œil.

Miss Dupuis soutint son regard un instant, une ombre de malice au coin des lèvres, puis détourna les yeux comme si elle venait de livrer un secret de trop.

— Mon cousin est constable à Hull. Il connaît le quartier comme sa poche, les ruelles, les hommes, les tavernes… Il saura où trouver Laviolette.

— Une piste de plus, murmura Robinson.

— Et peut-être la bonne, dit-elle en croisant les bras. Si Laviolette avait un grief contre Leamy, il faut le savoir.

Robinson la contempla un instant, puis acquiesça lentement.

— Trouve ton cousin. Trouve Laviolette. Et préviens-moi dès que tu sais où il est.

— Bien, chef, dit-elle en imitant un salut militaire avec la gravité solennelle d’une actrice en fin de scène.

Puis, Miss Dupuis regarda Robinson, les mains croisées devant elle, une expression à la fois attentive et réservée au coin des lèvres.

— Et toi, Silas ? Où en es-tu avec Cartier ?

Robinson, le visage grave, tournait lentement sa cuillère dans la tasse désormais vide, l’air de celui qui écoute un écho intérieur. Le cercle liquide qu’il traçait sur la porcelaine semblait prolonger le ressac de ses pensées.

Miss Dupuis, droite sur sa chaise, le menton légèrement relevé, attendait. Elle savait, par habitude, que son chef parlait rarement sous l’impulsion.

— Alors, Silas ? demanda-t-elle d’un ton mi-taquin, mi-inquisiteur. Cartier t’a-t-il confié de nouveaux secrets d’État ou simplement ses migraines ?

— Un peu des deux, figure-toi. Selon lui, l’enquête sur la mort de D’Arcy McGee est un peu trop… efficace.

— Efficace ? répéta Miss Dupuis en plissant les yeux. Voilà un mot qu’on emploie rarement pour qualifier les travaux du gouvernement.

— Je ne te le fais pas dire, fit-il en se penchant à demi sur la table. Cartier m’a confirmé que l’affaire D’Arcy McGee a la priorité sur toutes les autres. Ottawa est en pleine fièvre, et Macdonald veut des résultats… Vite… Trop vite. Le premier ministre est convaincu que les Fenians sont derrière tout ça. Tellement convaincu qu’on croirait l’acte d’accusation déjà rédigé, avant même que le sang du député n’ait eu le temps de sécher sur le perron.

— Un suspect en vingt-quatre heures ? fit-elle avec un froncement de sourcils. C’est de l’efficacité ou de la prestidigitation.

— Justement. Le gouvernement a besoin d’un coupable, d’une figure à brandir. Et Whelan… eh bien, disons qu’il faisait un très bon candidat.

— Soit ils ont eu une chance insolente, soit quelqu’un cherche à fermer le couvercle sans qu’on regarde dedans.

— C’est exactement ce que Cartier semble soupçonner. Il m’a parlé d’une migraine persistante. Mais entre les lignes, ce n’est pas une douleur physique qu’il évoquait. Il s’inquiète. Et ses inquiétudes, il les déguise mal.

— Et donc ? Tu es censé démêler cette affaire à l’abri des regards, sans faire d’ombre aux ombres ?

— En toute discrétion. Je dois enquêter sur une enquête sans en avoir l’air.

— Charmant programme. Une enquête dans l’enquête, et peut-être un traquenard à la clé. Tu aimes les labyrinthes, Silas ?

— J’aime surtout en sortir vivant.

Il tira lentement de la poche intérieure de sa veste une enveloppe de papier épais, qu’il fit pivoter du bout des doigts comme un objet à la fois banal et dangereux.

— Cartier m’a remis ça. Une lettre officielle. Elle me donne accès au policier chargé de l’affaire : un certain O’Neill.

Miss Dupuis inclina la tête, ses yeux s’éclairant d’un vif intérêt.

— Et cet O’Neill est censé t’ouvrir ses dossiers et son cœur ?

— Officiellement, oui. Officieusement, Cartier espère qu’il dira quelque chose de travers. Qu’un détail mal ajusté trahira le décor.

— S’il parle.

— Il parlera. Je peux être… persuasif, tu sais.

— Avec ton charme légendaire, je suppose ?

Elle leva les yeux au ciel d’un geste trop exagéré pour être tout à fait sincère, puis se leva dans un froissement de jupe, rajustant d’un geste lent les plis qui tombaient en cascade le long de ses hanches.

— Nous verrons bien si ton charme ouvre des portes… ou si elles se referment avec un joli claquement de serrure.

— J’irai voir O’Neill demain. Aujourd’hui, je veux me concentrer sur Leamy. Après la messe, je vais rencontrer le Père Reboul. Selon Patrick, c’était le confesseur de Leamy, mais aussi un allié fidèle dans les querelles irlandaises. Un homme de foi, donc, mais peut-être aussi de colère.

— À ce soir, alors. Je te raconterai ce que j’aurai trouvé sur Laviolette.

Il acquiesça d’un signe lent, le visage à demi éclairé par la lumière fumeuse des lampes. Mais son regard, lui, s’était éloigné. Il semblait voir défiler les noms comme on regarde une carte illisible : D’Arcy McGee, Leamy, Eddy, Laviolette… 

Un souffle venu du vestibule fit vaciller la flamme des lustres à gaz. Une brume froide entrait avec l’air, s’infiltrant entre les boiseries, glaçant les jointures. Le feu crépita, jetant une gerbe d’étincelles qui éclata sur les braises noires.

Miss Dupuis enfila ses gants lentement, méthodiquement, puis remonta le col de son manteau avec un soin presque cérémonial.

— Et Silas… sois prudent.

Il leva les yeux, croisa fugitivement son regard. Il y lut cette lueur fugace d’inquiétude que seules les femmes savent cacher derrière un sourire. Il répondit avec un air faussement léger, presque moqueur, mais sa voix, elle, était plus grave :

— C’est toujours quand on me dit ça que les choses se gâtent.

Elle secoua la tête en souriant, puis tourna les talons. Il resta un instant à observer la chaise encore tiède qu’elle venait de quitter.

Le foyer gronda tout à coup, laissant échapper un souffle profond, tel un vieil animal qui s’ébroue dans son sommeil.

Il était temps de trouver des réponses. Peut-être que le père Reboul va pouvoir m’en donner.

***

Le fiacre grinça en s’engageant sur le vieux pont de bois, ses roues ferrées faisant vibrer les planches humides. Calé dans l’ombre, Robinson fixait la vitre embuée d’un œil distrait. Hull apparaissait peu à peu, rude et ramassée : des chemins de boue, des maisons de planches coiffées de tôle, des scieries fumantes qui semblaient haleter entre les deux bras encore gonflés de la rivière. Le détective allait rencontrer le père Reboul à Hull, en face de son église, toujours en construction.

Fidèle à ses habitudes, Robinson ne se présentait jamais à une entrevue sans préparation. Il avait pris soin de se renseigner. Méthodique jusqu’à l’obsession, il tenait pour règle de ne jamais entamer un interrogatoire sans avoir d’abord cerné la nature de son interlocuteur.

Le père Reboul appartenait aux Oblats de Marie-Immaculée, un ordre missionnaire voué corps et âme à la conquête spirituelle des confins canadiens. Dans cette vallée de l’Outaouais que l’industrie dévorait à grands traits, les Oblats étaient les ultimes remparts du dogme contre la dispersion morale. Leur mission ne se limitait pas à convertir : ils éduquaient, soignaient, bâtissaient, catéchisaient, rappelaient à Dieu les âmes errantes de ces territoires défrichés à coups de cognée et d’argent. Parmi les colons canadiens-français et irlandais, les ouvriers des chantiers et les Indiens, ils étaient à la fois pasteurs, instituteurs, juges de paix et, parfois, confesseurs des puissants.

La voiture s’immobilisa à la hauteur d’une église inachevée, dont les murailles épaisses, couleur de cendre, semblaient avoir surgi d’un sol encore habité par les racines du passé. L’édifice, massif et déjà solennel, malgré son état d’inachèvement, dominait le cœur du hameau. On aurait dit une citadelle surgie là, imposée par quelque décret céleste.

Le clocher manquait encore : à sa place, une charpente nue s’offrait aux gifles du vent. Des ouvriers allaient et venaient entre les madriers, silhouettes engoncées, haletantes. Parmi eux se tenait un homme vêtu d’une soutane noire, debout sur une pierre, dirigeant d’un geste large le levage d’une poutre. Sa silhouette droite et tannée par les éléments était entièrement concentrée sur l’édifice qu’il voulait consacrer.

C’était le père Reboul. 

Le détective descendit du fiacre, rabattit le col de son manteau contre les morsures du vent et s’avança. Le prêtre le vit venir. D’un pas ferme, il se dirigea vers lui, sa soutane flottant autour de ses jambes comme une bannière de combat.

Le père Reboul, bien qu’il soit de taille moyenne, imposait par la densité de sa présence. Il avait le port franc, la nuque épaisse, les gestes sobres. Son visage, tanné comme un vieux cuir, portait les cicatrices des hivers passés à arpenter les forêts, à baptiser des enfants dans des campements fumants ou à enterrer des hommes morts trop jeunes. Des rides creusaient son front d’une écriture sévère. Ses yeux, d’un brun foncé, avaient la limpidité des regards qui ont longtemps écouté sans se lasser, pesant les mots, décelant les failles. Il ôta son chapeau d’un geste rapide, découvrant une chevelure poivre et sel taillée court, et salua Robinson.

— Père Reboul, je suppose ? dit Robinson, en appuyant chaque mot avec ce reste d’accent anglais qu’il n’avait jamais perdu.

Le prêtre répondit avec le même naturel. Il avait conservé, à peine altéré, l’accent rocailleux de son Ardèche natale, que les années passées au Canada n’avaient pas effacé.

— Oui. À qui ai-je l’honneur ?

— Je suis Silas Robinson, détective à la police de Montréal.

Un éclair de surprise passa dans les yeux du prêtre, aussitôt remplacé par une curiosité prudente.

— Eh bien, vous êtes bien loin de vos quartiers, monsieur le détective.

Ils échangèrent une poignée de main vigoureuse. Celle du prêtre était calleuse, marquée d’engelures anciennes, faite davantage pour tenir une pioche que pour baptiser un enfant.

— Votre réputation vous précède, mon père.

— Bah ! Je suis un pauvre serviteur, rien de plus. Un homme qui fait ce qu’il peut avec ce qu’il a. Mais je doute que vous soyez venu si loin pour me flatter.

— J’ai entendu dire que vous connaissiez Andrew Leamy.

Le père Reboul regarda longuement Robinson, puis il l’invita à marcher à ses côtés. Leurs pas s’orientèrent vers un petit bâtiment en retrait, simple cube de bois sur un socle de pierre, que l’on eût dit né de la nécessité plus que de la volonté. C’était le presbytère.

Le prêtre s’arrêta, juste assez longtemps pour que son silence prenne la densité d’un souvenir. Il fixa le sol, puis leva lentement les yeux.

— Andrew… Bien sûr. Je le connaissais bien. Très triste, ce qui lui est arrivé. C’est moi qui ai célébré ses funérailles, hier matin. Vous venez à cause de lui, n’est-ce pas ? Entrez donc.

Il ouvrit la porte d’un geste calme. L’intérieur était à l’image de l’homme qui y vivait : sobre, d’une austérité résolue, mais traversée d’une chaleur discrète, presque pudique. La pièce principale, étroite et basse, était baignée d’une lumière chiche, filtrée par des vitres opaques, où la poussière flottait, suspendue dans l’air. Une table massive, rugueuse, au bois blessé par les années, trônait au centre ; dessus, un encrier, quelques feuillets repliés et des gouttes figées de cire, vestiges d’anciennes veilles.

Contre le mur, un banc grossièrement taillé accueillait les visiteurs ; une chaise unique, usée jusqu’à l’os, complétait l’ameublement. Dans un coin, un poêle ventru ronflait, mais de cette chaleur inégale qui laisse les coins de la pièce engourdis. Une bouilloire noire y reposait. Près du foyer, une pile de bûches empilées avec méthode attendait l’heure de se consumer.

Sur une étagère mal fixée ployaient quelques ouvrages religieux, des carnets épais noués de ficelle, et un vieux chapelet aux grains de bois lustrés par des années de prières. À côté de la porte, un manteau râpé pendait, fatigué ; en dessous, des bottes crottées, lourdes de la boue des chemins, dormaient sur un morceau de toile grossière. Une porte étroite menait à la chambre, invisible, mais perceptible par l’effacement volontaire de la pièce.

Tout, ici, témoignait de la rigueur, de l’abnégation et d’une forme de foi qui ne se disait pas, mais se vivait dans le moindre geste.

Robinson s’assit sur l’unique chaise, les mains jointes sur ses genoux, tandis que le père Reboul, accroupi près du poêle, ajustait un tison, le regard fixé sur les flammes. Puis, il se redressa lentement, vint s’asseoir à son bureau et se tourna vers son visiteur. Son regard, à la fois clairvoyant et las, se posa sur Robinson.

— Andrew… oui, je l’ai bien connu. Nous avons travaillé ensemble à établir la première école catholique de la région. Il en était le président. Sans lui, sans sa volonté et, disons-le, sans sa générosité, ce projet serait resté lettre morte.

— Il était très engagé dans la communauté irlandaise, ajouta Robinson, sondant les réactions du prêtre. Peut-être un peu trop. On raconte qu’il s’est battu pour elle… au sens propre. Il a été impliqué dans plusieurs rixes, n’est-ce pas ?

— C’est exact, répondit Reboul sans détour. Mais il a toujours été acquitté. C’était un homme passionné.

— Un homme au sang vif, diront certains, suggéra Robinson.

Le silence qui s’ensuivit ne fut pas vide : il pesait, s’insinuait, faisait grincer les murs. Le feu crépitait faiblement. Reboul haussa légèrement les épaules, dans un geste d’acceptation lasse.

— Il y a des convictions qui brûlent plus fort que la raison ne le souhaiterait.

— Vous-même, père… vous n’avez pas toujours prêché la paix, si l’on en croit certaines sources.

— J’étais plus jeune, répondit-il d’une voix adoucie. Moins sage aussi. Il arrive que le zèle nous pousse à franchir des limites… que l’âge nous apprend ensuite à respecter.

D’un geste lent, il passa la main sur son front, dans l’espoir peut-être d’en lisser les rides ou d’en chasser un souvenir trop vif.

— Mais, croyez-moi, Andrew avait changé. Cela faisait des années qu’il œuvrait pour rassembler, pas pour diviser.

Robinson l’observait, attentif à ces infimes tensions du visage qui trahissent plus sûrement que les mots. Était-ce du regret ? De la loyauté obstinée ? Ou quelque chose d’autre ?

— Cela ne l’a pas empêché de se faire des ennemis, fit-il remarquer.

— Dites-moi, monsieur Robinson… pourquoi cet intérêt pour Andrew ?

— L’épouse de Leamy est une amie de ma femme. Je suis venu consoler sa veuve.

Un battement de paupières. Le prêtre ne broncha pas, mais une lueur, à peine perceptible, comme un éclat d’ombre dans ses yeux, trahit un doute silencieux. Il avait l’habitude des aveux mutilés, des demi-vérités murmurées au creux de la pénitence. Il examina le détective comme on scruterait une relique dont l’authenticité restait incertaine.

Le silence s’installa, dense et feutré comme la pièce elle-même. Puis Robinson reprit :

— Si j’ai bien compris, Leamy comptait beaucoup ici, dans la communauté irlandaise. Il était bien connu.

— Certes, répondit le prêtre après un court silence. Un tel homme attire forcément les regards…

— Et les inimitiés ?

— Dans les affaires, il y a toujours des tensions. Des différends. On se dispute un marché, une route de transport, un contrat avec le gouvernement… Certains appellent cela la concurrence, d’autres une guerre feutrée.

— Vous pensez à quelqu’un en particulier ?

— Si vous me demandez si Andrew Leamy avait des ennemis, alors oui, il en avait. Mais qui, ici, n’en a pas ? Il était un homme de principes, et un homme de principes dérange toujours.

— Et E. B. Eddy ?

Le nom tomba dans la pièce comme un éclat de verre sur le carrelage froid. Reboul resta un instant figé, avant de prendre la parole d’une voix qui se voulait égale :

— Monsieur Eddy est un homme d’affaires prospère.

— Il est aussi dans le bois. Comme Leamy.

— Comme bien d’autres, répliqua le prêtre, d’un ton un rien plus sec que ne le voulait la bienséance.

— Vous n’avez jamais entendu parler de tensions entre eux ?

— Écoutez, monsieur Robinson, soupira Reboul, je ne connaissais pas Eddy. Il était méthodiste, vous savez. Pour lui, j’étais un vil papiste dont il valait mieux se tenir à distance.

— Mais encore ? Je ne peux pas croire que vos paroissiens ne vous ont pas confié quelques confidences à son sujet.

— Vous savez que, comme prêtre, je suis tenu à la confidentialité.

— Bien sûr. Le secret de confession, murmura Robinson. Mais ce n’est pas ce que je vous demande. Y avait-il des rumeurs à propos d’Eddy dans votre paroisse ?

— Il est certain qu’Andrew et Eddy se détestaient. Eddy ne lui avait pas fait de cadeaux en affaires…

Le père Reboul détourna le regard et, d’un geste machinal, caressa le rebord usé de son bureau. Ses doigts longèrent le bois poli par les ans, par les coudes des pénitents, par les longues heures de méditation solitaire. Puis sa voix, soudain plus basse, s’éleva de nouveau, alourdie de ce ton grave par lequel on tente d’enterrer un souvenir sous un autre.

— Mais, il y a autre chose…

— Autre chose ?

— Andrew était un homme loyal… loyal envers ses engagements… envers ses amis…

Il s’interrompit, et son visage, jusqu’alors ferme, se creusa d’une ombre. Un pli mélancolique barrait son front et, après un soupir à peine audible, il ajouta avec une gravité pieuse :

— … envers son ami D’Arcy McGee.

— Thomas D’Arcy McGee ? Ils étaient proches ?

— Très proches. Ils se voyaient souvent. D’Arcy McGee était même le parrain de son petit-fils.

— Je savais que D’Arcy McGee comptait encore des soutiens parmi les catholiques irlandais, mais j’ignorais que Leamy en faisait partie.

— Il le respectait, rectifia doucement le père Reboul. D’Arcy McGee aspirait à l’unité, il rêvait d’un pays pacifié. Il voulait tourner la page des vieilles querelles, celles importées d’Irlande. Il savait, lui, que l’Irlande était loin et que l’avenir des siens se jouerait ici, sur cette terre neuve, et non dans les fantômes des insurrections passées.

Un silence lourd s’installa. Robinson fixa le prêtre avec cette intensité qui effrayait tant les suspects qu’il interrogeait.

— Son assassinat l’a bouleversé, reprit le prêtre après une pause. Plus que tout. Andrew n’a plus jamais été le même après cela.

— C’est-à-dire… ?

— C’était son ami, vous comprenez… Il était dévasté. Mais pas seulement.

— Expliquez-moi, père.

— La dernière fois que j’ai vu Andrew… il délirait.

— Il délirait ?

— Il allait et venait sans repos, les gestes saccadés, les yeux rougis par les veilles. Il disait qu’on nous mentait sur la mort de son ami. Que cela n’avait aucun sens. Que tout cela était un mensonge cousu de fil blanc.

— Et il ne vous a rien dit de plus ?

— Rien de clair… Tout ce qu’il disait était fragmentaire, décousu. Il répétait les mêmes phrases, comme une litanie, mais elles ne menaient nulle part. Il délirait… C’est la dernière fois que je l’ai vu…

Robinson baissa lentement les yeux, fixant une planche du parquet dont les veines noircies formaient des motifs énigmatiques. Immobile et silencieux, il était plongé dans une intense réflexion.

— Et maintenant, Andrew Leamy est mort, murmura Robinson, comme si l’énoncer rendait sa mort plus définitive.

Le père Reboul resta silencieux. Le détective reprit, plus posément :

— Pouvez-vous me dire si Leamy aurait pu se confier à quelqu’un à propos de son… délire ?

— Il y a bien son épouse…

— Je l’ai rencontrée. Elle ignorait tout des derniers jours de son mari. Y a-t-il quelqu’un d’autre ?

— Il y a bien le député John O’Connor. Un proche, un fidèle. Il faisait partie de son cercle restreint, parmi les notables irlandais catholiques de la région. Mais j’ignore s’il sait quoi que ce soit de précis.

— Où pourrais-je le trouver ?

— Il siège au Parlement. La Chambre est en session. Vous devriez pouvoir le joindre là-bas.

Un craquement sourd résonna : un tison venait de s’effondrer dans le poêle, projetant une lueur brève sur les murs nus.

Les deux hommes se levèrent lentement et en silence. Le prêtre rassembla les feuillets sur son bureau, redonnant un semblant d’ordre à la pièce.

Puis, sans un mot, ils se dirigèrent ensemble vers la sortie. Le père Reboul saisit la poignée et ouvrit la porte. Une bouffée d’air humide s’engouffra dans le presbytère, charriant l’odeur de la terre retournée. Les deux hommes restèrent un instant côte à côte sur le seuil, silencieux, le regard tourné vers l’horizon. Enfin, d’un pas mesuré, presque solennel, le prêtre accompagna Robinson jusqu’à la dernière marche du perron.

Le détective rabattit son chapeau melon sur son front et s’éloigna sans se retourner.

2 réflexions au sujet de “Assassinat Sparks-Épisode 6”

  1. Très belle rencontre entre Silas et Miss Dupuis. On y est. Et plus tellement l’atmosphère et les regards sont bien vivants.

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  2. Oui, Miss Dupuis a pris de l’assurance…et du galon. Elle est plus incarnée. (Au fait tu diras à Claude qu’il fait du très bon travail…à date).
    Petit détail: Le Père Reboul dit avoir célébré  » les funérailles d’Andrew hier matin » ?  » Comment ça ? Me voilà perdue dans le temps ! C’est vaste, le temps.

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